Le temps de cerveau disponible

2 septembre 2024

Qu’est-ce que le temps de cerveau disponible ? 

“Il y a beaucoup de façons de parler de la télévision. Mais dans une perspective business, soyons réaliste : à la base, le métier de TF1, c’est d’aider Coca-Cola, par exemple, à vendre son produit. Or, pour qu’un message publicitaire soit perçu, il faut que le cerveau du téléspectateur soit disponible. Nos émissions ont pour vocation de le rendre disponible : c’est-à-dire de le divertir, de le détendre pour le préparer entre deux messages. Ce que nous vendons à Coca-Cola, c’est du temps de cerveau humain disponible.” 

Cette déclaration a été faite par Patrick Le Lay en 2004, alors qu’il était Président-Directeur générale du Groupe TF1. Elle est extraite de l’ouvrage Les dirigeants face au changement. Elle paraît extraordinairement cynique : Patrick Le Lay semble en effet justifier et souhaiter un “abrutissement” du téléspectateur de TF1, permettant à des annonceurs d’obtenir plus facilement son attention.  

Notons que Patrick Le Lay est revenu plus tard sur cette déclaration, réajustant ses propos : “En réalité, que vendons-nous réellement à nos clients ? Du temps d’antenne. La logique de TF1 est une logique de puissance. Nous vendons à nos clients une audience de masse, un nombre d’individus susceptibles de regarder un spot de publicité. Pour les annonceurs, le temps d’antenne ne représente rien d’autre que des contacts clients.” 

Ces explications achèvent de retirer au téléspectateur son titre de citoyen. Comme le résume Philosophie Magazine : “L’enjeu de la télévision n’est pas, de ce point de vue, la qualité des émissions. Les programmes ne servent qu’à préparer, à façonner la disponibilité, monnayable, de l’attention du spectateur.” 

Que faut-il retenir de cela ? Deux choses. La première est que le temps de cerveau disponible correspond à la disponibilité de notre attention, que nous pouvons consacrer volontairement à la réalisation d’une activité ou qui peut être captée par une entreprise. La seconde est que cette notion de “temps de cerveau disponible” émerge à une époque où s’est développé une “économie de l’attention” : notre attention est effet mobilisée en quasi-permanence – voire saturée – par un déluge de messages diffusés via de multiples supports et canaux (télévision, radio, smartphone…). Voyons dans quelle mesure. 

Une guerre pour l’attention 

Selon le site Antipub, le consommateur moyen était exposé à environ 110 minutes de publicité par jour en 2017. Le site ajoute les informations suivantes : “Concernant l’affichage extérieur et dans le métro, l’expérience menée par le Guardian en 2005 fait encore souvent référence. A l’aide de lunettes enregistrant son champ de vision, un journaliste identifie en 45 minutes de déambulation 130 publicités de 80 produits différents, et 250 publicités de 100 marques différentes, dans 70 formats différents en 90 minutes.” 

Internet et les réseaux sociaux ont nettement amplifié ce phénomène. Ainsi, si le chercheur en neuromarketing Arnaud Pêtre estimait en 2007 que l’on pouvait être exposé en 2007 à 15000 stimuli commerciaux par jour, il avertissait que ce chiffre devait nécessairement être revu à la hausse aujourd’hui. Difficile, dans ce contexte, pour les annonceurs qui cherchent à vendre des biens ou des produits, de se démarquer, d’être visibles davantage que leurs concurrents. C’est donc bien une guerre pour l’attention qui se joue. 

Les réseaux sociaux, les chaînes de télévision et les plateformes de contenus en sont des acteurs importants : vivant des revenus de la publicité, ils ont tout intérêt à présenter aux annonceurs une audience forte, et donc à mettre en place des procédés qui permettent de retenir les téléspectateurs et les internautes. Les déclarations de Patrick Le Lay, précédemment évoquées, prennent ici tout leur sens. 

De très nombreux moyens pour obtenir un maximum de notre temps de cerveau disponible. Parmi ces moyens : 

  • Le développement du divertissement : comme le reflètent les propos de Patrick Le Lay, le divertissement est supposé “détendre” celui ou celle qui en profite et le / la rendre plus perméable aux stimuli publicitaires. Les émissions et les jeux que l’on regarde ou que l’on consomme sont souvent précédés, suivis ou coupés de plages de publicités. 
  • La production de contenus mobilisant nos biais cognitifs : les boutons “j’aime”, la possibilité de partager, de commenter… Tout cela nous pousse à interagir avec les contenus qui nous sont proposés sur les réseaux sociaux. De surcroît, leurs algorithmes enregistrent nos préférences pour nous proposer des contenus allant dans le sens de ce que nous pensons, ce qui pousse à rester.  
  • Les logiques algorithmiques de recommandation en fonction de nos données personnelles : de nombreuses plateformes ont une bonne connaissance de qui nous sommes et de nos activités grâce aux cookies et à d’autres outils. Cela leur permet ensuite de nous proposer une publicité ciblée. Ainsi, une jeune mère de famille en province ne se verra pas soumise aux mêmes annonces qu’un homme de 70 ans à Paris. Ce ciblage augmente l’efficacité de la publicité. 

Les conséquences d’une surexposition aux stimuli publicitaires 

Sommes-nous des victimes ? Probablement, mais des victimes “consentantes”, comme le note cet article de Radio Classique. Soumis aux stimuli publicitaires, on en oublierait presque que notre temps de cerveau disponible est l’une de nos plus précieuses ressources, et que cela peut être consacré à autre chose qu’à la publicité, les achats ou la consommation passive. 

Pour l’heure, les conséquences sont là. Nous passons très peu de temps à nous informer : 3% de notre temps, en moyenne, est consacré à l’information, loin derrière le divertissement, les achats… et la pornographie. On constate également un effet de papillonnage. Parallèlement, le temps dédié à la lecture de journaux ne cesse de baisser. Le temps de lecture a également baissé, notamment chez les jeunes

Que faire alors ? Plusieurs solutions peuvent être envisagées. D’abord consulter les statistiques proposées par nos téléphones pour prendre conscience de la réalité de la mobilisation de notre attention. Ensuite, s’accorder des moments de pauses, avec seulement un livre, ne serait-ce qu’une dizaine de minutes par jour. Enfin, on peut choisir de mettre en place une routine informationnelle avec des outils telles que l’application Be My Media qui propose de nombreuses sources d’informations fiables et un parcours pour “muscler” son esprit critique. 

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