La peur et le complotisme
La peur affecte notre rapport à l’information
Les émotions ont des effets majeurs sur la pratique de l’information de tout un chacun. Ainsi, les biais cognitifs ont une influence majeure sur la manière dont nous recevons et traitons les informations qui nous parviennent. Par exemple, le biais du messager nous pousse à analyser l’émetteur (personne, média, institution…) plutôt que l’information elle-même, ce qui est évidemment dommageable.
La peur fait partie de ces émotions qui “biaise” notre perception de l’information. Ainsi, selon Jérémy Mani – PDG d’une société spécialisée dans la modération des messages d’internautes – elle constitue, avec la colère, “un terreau” pour les rumeurs et les fausses nouvelles. Les réseaux sociaux deviennent alors des amplificateurs et des accélérateurs de la diffusion de fake news. Cynthia Fleury, philosophe et psychanalyste, abonde en ce sens : selon elle, le complot est une forme de sécurisation dans un temps d’incertitude. Ce phénomène répond donc bien à une crainte éprouvée par certains individus.
Paradoxalement, à une époque où l’information est abondante et accessible, les fakes news ont le vent en poupe… peut-être précisément parce qu’elles naissent de l’irrationnel et de l’incontrôlable. Albert Moukheiber, psychologue et docteur en neurosciences cognitives, avance cette explication : “la personne qui adhère à une théorie complotiste se dit qu’elle est en train de comprendre ce qui se passe car on lui fournit une proposition d’explication. Cela se vérifie d’autant plus quand ces thèses se basent sur l’incertitude. À chaque situation inconnue, on aura plus tendance à opter pour l’histoire qui nous arrange.”
La peur, terreau fertile au complotisme
Faut-il en conclure que plus la peur est grande, plus le risque de voir se répandre des fausses nouvelles est important ? C’est assez probable. La peur pourrait même être un vecteur favorisant le complotisme. Tristan Mendès France, spécialiste des cultures numériques, donne l’exemple de la pandémie de Covid 19 : “En premier lieu, le caractère profondément anxiogène de cette séquence pandémique a fragilisé certaines personnes qui ont basculé dans la peur. Or, la peur est un mauvais pilote lorsque l’on cherche à s’informer. Par ailleurs, le confinement a poussé une part significative de la population à rester chez elle et à consommer naturellement plus d’informations en ligne et donc, statistiquement, à être plus exposée à des contenus de type complotiste.”
L’Histoire semble donner raison à cette théorie selon laquelle la peur accélère le complotisme : c’est notamment au cours d’épidémies, de guerres ou encore de paniques financières qu’apparaissent les grandes théories du complot. Par exemple, les attentats du 11 septembre ont généré bon nombre de croyances infondées. Remontons un peu dans le temps : le Maccarthysme, aux États-Unis, trouve une partie de ses origines dans la Guerre froide et la croyance en l’existence “d’ennemis de l’intérieur”. Un événement aussi grave et spectaculaire que l’assassinat du président Kennedy en 1963, particulièrement traumatisant, donna lieu lui-aussi à une vague de théories complotistes. Enfin, le site Conspiracy Watch rapporte que la crise de 1929 donna également du grain à moudre aux conspirationnistes.
Ce phénomène n’est pas nouveau. Au Moyen Âge, époque où les épidémies comme la lèpre et la peste se multipliaient en Europe, conduisant à la mort de près d’un tiers de la population européenne, le hasard ne suffisait pas à expliquer ces tragédies. D’importantes théories complotistes se développèrent alors dans la population : on s’en prenait notamment aux Juifs et aux femmes considérées comme des sorcières, que l’on accusait de propager la maladie.
Julien Giry, politologue à l’Université de Tours, et spécialisé depuis une dizaine d’années sur le conspirationnisme, précise que le complotisme est loin d’être un phénomène nouveau. Il existerait depuis l’Antiquité et prendrait des formes différentes dans l’espace public de chaque pays, en fonction de la culture populaire et politique. En France, l’un des premiers complots d’ampleur serait la théorie selon laquelle la Révolution aurait été le fait de philosophes, de francs-maçons et d’une société secrète, les Illuminati.
La nouveauté actuelle réside dans les moyens de communication et la rapidité de transmission des fausses informations. Julien Giry précise à cet égard la chose suivante : “De même, l’Internet a permis une plus grande visibilité et publicité, en France notamment, de théories qui restaient, nous l’avons dit, jusqu’alors reléguées à des cercles plus confidentiels et difficiles d’accès. Internet apparaît de ce point de vue comme une chambre d’écho pour les théories conspirationnistes.”
Des peurs entretenues à des fins mercantiles
Reste que si le complotisme actuel résulte de peurs et de craintes liées à un contexte exceptionnel, il est parfois entretenu sciemment à des fins mercantiles par certains individus. Le journal Capital mettait ainsi en avant en avril 2024 le fait que certains sites vendent des “papiers d’identité alternatifs” en surfant sur la vague de la théorie du complot dite des “êtres souverains”.
Ce n’est qu’un exemple parmi d’autres des “business” qui exploitent le complotisme. On peut évoquer également Thierry Casasnovas, adepte du crudivorisme qui tient des conférences payantes malgré sa mise en examen en 2023, notamment pour exercice illégal de la médecine. Il surfe quant à lui sur les complots liés aux régimes alimentaires alternatifs. L’existence de ces nouveaux “gourous” contribue à mettre en place de véritables “écosystèmes complotistes” qui peuvent représenter un réel danger pour tout participant (embrigadement, arrêt de traitements médicaux, etc).
Cynthia Fleury, évoquée plus haut, alerte par ailleurs sur le fait que le phénomène complotiste dans son ensemble est susceptible de “mettre la démocratie à genoux”. Elle précise : “Le ressentiment c’est ce moment précis où tout d’un coup vous n’avez plus confiance dans la démocratie pour être un vecteur de progrès historique. La réponse freudienne est de dire qu’il faut activer les forces de sublimation des pulsions ressentimistes (culture, éducation, soin). Or nous voyons que nous allons plutôt vers des renforcements autoritaires, régaliens.”
Plus que jamais, il est donc nécessaire d’opposer à cela un véritable esprit critique et de s’informer de manière éclairée, et de ne pas propager des rumeurs fausses ou des informations “spectaculaires” sans les vérifier.
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